En regardant Severance, il y a une chose qui m’a immédiatement frappé : l’architecture du bâtiment de Lumon Industries. Ces lignes épurées, ces grands espaces froids et presque oppressants m’ont fait penser à Oscar Niemeyer, l’un de mes architectes préférés. Il y avait quelque chose dans cette monumentalité, dans cette manière de jouer avec les formes et les perspectives, qui me rappelait ses créations.
Bien sûr, en y regardant de plus près, j’ai compris que ce n’était pas une œuvre de Niemeyer. Après quelques recherches, j’ai découvert que les scènes avaient été tournées au Bell Labs Holmdel Complex, un bâtiment signé Eero Saarinen. Et c’est là que tout a pris un nouveau sens.
Mais avant de plonger plus profondément dans ces réflexions architecturales, il est peut-être utile de poser le décor.
Un Résumé pour Mieux Comprendre
Severance, réalisée par Ben Stiller et Aoife McArdle, raconte l’histoire de certains employés de Lumon Industries ayant accepté de subir une procédure radicale : la séparation de leur mémoire professionnelle et personnelle. Une fois au travail, ils n’ont plus aucun souvenir de leur vie extérieure. Et lorsqu’ils rentrent chez eux, tout ce qui s’est passé à Lumon disparaît.
Ce dispositif, censé garantir un équilibre parfait entre vie privée et vie professionnelle, soulève rapidement des questions éthiques. Mais ce n’est pas seulement la psychologie des personnages qui captive — c’est aussi l’univers visuel de la série, où chaque choix esthétique semble renforcer le malaise ambiant.
Quand Saarinen Rencontre Niemeyer
Même si Saarinen et Niemeyer ont des styles distincts, ils partagent une vision commune de l’architecture comme moyen d’exprimer des idées fortes. Là où Niemeyer laisse souvent parler les courbes et les formes organiques, Saarinen privilégie des volumes massifs et imposants. Le Bell Labs, avec ses façades vitrées et sa structure monumentale, reflète cette recherche de grandeur et de modernité.
Ce choix de décor dans Severance n’est pas anodin. La froideur du bâtiment, sa répétitivité et son absence de repères renforcent la sensation de déshumanisation. On ressent presque physiquement l’impact de cette architecture sur les personnages, comme si l’espace lui-même participait à leur aliénation.
En ce sens, la série m’a aussi évoqué certains projets brutalistes inspirés de Le Corbusier. Avec ses couloirs interminables et ses salles identiques, Lumon devient un labyrinthe sans échappatoire. La fonctionnalité architecturale, souvent célébrée dans le modernisme, est ici détournée pour illustrer un système oppressif et impitoyable.
Un Voyage dans le Surréalisme
Mais ce n’est pas seulement l’architecture qui m’a interpellé. Dès le générique, j’ai ressenti une autre influence forte : celle du surréalisme. Les silhouettes humaines démultipliées, les corps déformés et les scènes absurdes m’ont immédiatement rappelé les œuvres de René Magritte. Ce même sentiment d’étrangeté plane tout au long de la série.
Certaines scènes, avec leurs espaces vides et leurs perspectives infinies, m’ont évoqué les toiles de Giorgio de Chirico. Et puis, il y a cette ambiance inquiétante, presque irréelle, qui rappelle l’univers de David Lynch. Comme dans Twin Peaks, chaque détail semble avoir une signification cachée, chaque silence pèse davantage que les mots.
L’absurde devient un outil de critique sociale. On pense à Terry Gilliam et à son film Brazil, où la bureaucratie étouffe toute individualité. Chez Lumon, même les tâches les plus absurdes deviennent normales, et les employés finissent par accepter l’absurdité de leur existence, faute d’avoir un point de comparaison.
L’Art Comme Réflexion
Ce que j’ai trouvé fascinant dans Severance, c’est la manière dont la série utilise l’art et l’architecture pour enrichir son propos. Chaque choix esthétique raconte quelque chose. L’oppression du bâtiment, la froideur des espaces et l’absence de lumière naturelle traduisent l’isolement des personnages. Le surréalisme du générique et l’absurdité des situations accentuent leur perte de repères.
Et si cette architecture me faisait penser à Niemeyer, c’est peut-être parce que ses œuvres, bien qu’esthétiquement sublimes, ont parfois été critiquées pour leur manque d’humanité. À Brasilia, par exemple, certains habitants ont ressenti un profond malaise face à des espaces pensés davantage pour impressionner que pour être véritablement vécus. Cette tension entre la beauté formelle et l’expérience humaine est au cœur de Severance.
L’Écho d’Orwell et la Philosophie du Contrôle
Impossible d’aborder Severance sans évoquer son ancrage dans la tradition des récits dystopiques. Parmi eux, George Orwell et son roman 1984 résonnent particulièrement. Comme dans l’univers orwellien, la série explore les mécanismes de contrôle, mais ici, la surveillance ne passe pas par des écrans omniprésents — elle s’exerce directement dans l’esprit des employés.
Chez Lumon, la dissociation entre la mémoire personnelle et professionnelle est une forme de soumission totale. Les « innies » — les versions des employés qui existent uniquement dans l’entreprise — n’ont ni passé, ni futur. Ils n’ont d’autre existence que celle dictée par leur travail, réduits à l’état de rouages dans une machine bureaucratique. Cette fragmentation de l’identité rappelle les principes du doublethink d’Orwell, où l’individu accepte simultanément deux vérités contradictoires sans jamais les remettre en question.
Mais Severance ne se limite pas à une simple critique du contrôle totalitaire. La série dialogue également avec des courants philosophiques comme l’existentialisme et le structuralisme. Le questionnement de l’identité, la perte de repères et l’aliénation du quotidien renvoient aux réflexions de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir. Dans cet environnement où tout sens semble avoir été vidé de sa substance, les personnages doivent redéfinir leur rapport au monde et à eux-mêmes.
Il y a aussi un parallèle évident avec la notion d’aliénation au travail développée par Karl Marx. Privés de toute autonomie, les employés de Lumon n’ont aucune emprise sur ce qu’ils produisent ni sur les raisons de leur travail. Cette dépossession, où l’individu n’est plus qu’un outil au service d’un système opaque, fait écho à la critique marxiste du capitalisme industriel.
Une Critique Sociale Sous Couvert d’Esthétique
Au-delà de son esthétique impeccable, Severance est une réflexion acérée sur notre rapport au travail et à la productivité. À l’heure où la frontière entre vie professionnelle et personnelle devient de plus en plus floue, la série interroge les limites du contrôle que les entreprises peuvent exercer sur leurs employés.
L’absurdité des tâches exécutées par les personnages rappelle Brazil de Terry Gilliam, tandis que l’omniprésence d’une entité paternaliste fait écho à 1984 de George Orwell. Une critique sociale servie avec une finesse visuelle et narrative qui force à la réflexion.
Alors, si vous êtes sensible à l’architecture, à l’art moderne ou aux récits dystopiques qui bousculent vos certitudes, cette série est une expérience à ne pas manquer. Plus qu’une simple fiction, Severance nous invite à réfléchir sur les espaces que nous habitons, et sur l’influence qu’ils peuvent avoir sur notre perception du monde.
1. Références Cinématographiques
-
Brazil (1985) de Terry Gilliam : La bureaucratie dystopique et l’absurdité administrative dans Severance rappellent le monde de Brazil. Le contraste entre un cadre de travail kafkaïen et des aspirations humaines y est similaire.
- Playtime (1967) de Jacques Tati : La froideur des espaces et les décors labyrinthiques de Lumon évoquent les environnements géométriques et impersonnels du film de Tati.
- 2001 : L’Odyssée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick : L’utilisation des espaces immaculés, les couloirs infinis et la symétrie de l’architecture dans Severance rappellent les intérieurs du vaisseau spatial Discovery.
- The Truman Show (1998) de Peter Weir : L’idée d’un monde factice et contrôlé, avec des individus manipulés sans qu’ils en aient conscience, est un parallèle fort.
- Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004) de Michel Gondry : Le thème de la mémoire altérée et les choix moraux autour du souvenir sont centraux dans les deux œuvres.
- The Shining (1980) de Stanley Kubrick : La mise en scène anxiogène des couloirs et la tension latente évoquent l’hôtel Overlook.
- THX 1138 (1971) de George Lucas : La vision dystopique d’un monde aseptisé, contrôlé par une entreprise omnipotente, y trouve un écho direct.
2. Références Artistiques
- Surréalisme : Le générique de Severance, réalisé par Oliver Latta (Extraweg), s’inscrit dans une tradition surréaliste, avec des images déformées et des doubles de soi. Cela rappelle les peintures de René Magritte ou Salvador Dalí, où l’absurde et l’aliénation prennent le dessus.
- Edward Hopper : Les bureaux de Lumon, aux néons blafards et aux espaces vides, font écho aux scènes de solitude urbaine qu’Hopper a représentées dans des œuvres comme Nighthawks.
- Brutalisme et Modernisme : Comme mentionné, le Bell Labs Holmdel Complex d’Eero Saarinen reflète le modernisme architectural, mais certains éléments du décor rappellent également l’austérité du brutalisme, popularisé par des architectes comme Le Corbusier.
- Giorgio de Chirico : Les espaces vides et les perspectives impossibles des décors de Severance évoquent les places désertes et les architectures oniriques de ce peintre métaphysique.
3. Références Littéraires et Philosophiques
- Franz Kafka : Severance est profondément kafkaïen dans sa description de la bureaucratie oppressante et absurde, où les employés exécutent des tâches dénuées de sens.
- George Orwell : L’entreprise Lumon exerce un contrôle psychologique similaire à celui de 1984, avec une surveillance constante et une manipulation des esprits.
- Aldous Huxley : Le concept d’un bonheur imposé et fabriqué, comme dans Le Meilleur des Mondes, se retrouve dans la gestion des souvenirs et des émotions à Lumon.
- Philip K. Dick : La série explore des thèmes proches de ceux de Dick, comme la fragmentation de l’identité et la remise en question de la réalité.
4. Références Musicales
- The Caretaker (Leyland Kirby) : La bande-son et les bruits ambiants renvoient à l’esthétique de la musique ambient et expérimentale. Le travail de Kirby, qui explore la dégradation de la mémoire, est particulièrement pertinent ici.
- David Lynch : L’absurdité et le malaise de certaines scènes de Severance, ainsi que son utilisation du silence et des sonorités étranges, rappellent l’univers lynchien de Twin Peaks ou Eraserhead.
Pourquoi Vous Devriez Absolument Regarder Severance
- Si vous appréciez l’art moderne et les expériences visuelles immersives.
- Si vous êtes fasciné par les univers surréalistes et dystopiques.
- Si vous aimez les récits qui questionnent la mémoire, l’identité et la condition humaine.
- Si vous êtes sensible aux ambiances oppressantes dignes de Kubrick ou Lynch.